L’effet mère

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Le statut éphémère de l’objet en art-thérapie permet d’éprouver (par le corps) la notion de manque. On pense un objet, on ne pourra jamais créer exactement l’objet auquel on pense. Nous avons le désir de tendre vers l’objet, notre production, mais elle s’échappe, ne dure pas. Si l’objet était conservé, repris, cela fixerait le travail psychique de la personne sur cet objet. La dynamique du désir et du manque ne serait pas relancée puisque l’objet physique serait toujours là (on ne peut manquer que d’absence, et il ne peut y avoir absence que s’il y a eu présence). « Mais l’inconscient, s’il ne connaît pas ce temps chronologique, ordinaire, connaît la perte et peut ainsi provoquer une rupture du temps vécu » (Dubar, Du temps aux temporalités, p.7). Et le statut éphémère est en lien avec le temps du sujet, de la trace, de l’inconscient : « c’est le temps du surgissement métaphorique, quand dans le brouhaha des échanges, sursaute le produit d’une sémantique interprétative à connotation poétique qui invite à une prise de conscience du fait que le sens peut parfois se construire sans liaison directe avec le monde des choses » (Royol, Au fil de l’éphémère, p.20). L’art-thérapie et le cadre qu’elle propose permet de ne pas se focaliser sur l’objet concret puisque l’on considère important la trace psychique qu’il laisse et les liens que le patient peut faire (ou pas) avec son histoire. C’est son bricolage psychique qui compte.

L’éphémérité de l’objet c’est également la mort d’un objet physique, qui peut engendrer une autre forme de création, une création psychique qui fera partie de l’histoire du sujet et pourra être (ou pas) mémorisée. Dans « Note sur le bloc-notes magique », Freud repère différentes « couches » de mémoire et souligne que certains stimuli perdurent dans la mémoire mais peuvent parfois être altérés, et certains s’effacent pour faire place à d’autres. Les stimuli conservés ne le sont pas forcément consciemment et peuvent refaire surface suite à des stimuli « présents » qui leur donneront sens (ou un autre sens), sens dans le temps défini par Saint Augustin « Le temps est insaisissable puisque le passé n’est plus, que l’avenir n’est pas encore et que le présent ne serait plus s’il demeurait présent mais l’éternité. Il n’y a pas trois temps mais trois formes de présence au temps » (Saint Augustin, cité par Delépine, J’arrive où je suis étranger, p.13).  C’est ce que Freud note comme « traces mnésiques durables », une trace qui fait son chemin dans une partie invisible à l’œil nu (ici le tableau de cire) mais qui peut ressurgir, parfois altérée, suite à d’autres stimuli. Freud compare le tableau de cire avec l’inconscient et assimile « l’apparition et la disparition de l’écriture à l’allumage et l’extinction de la conscience dans la perception » (Freud, Note sur le Bloc note magique, p.3). Certains stimuli qui nous ont marqués peuvent ressurgir suite à d’autres stimuli et prendre d’autres sens pour le sujet.

Cette réflexion rejoint la théorie d’André Green sur le souvenir : le souvenir prend sens dans l’après-coup et mélange les temps et les lieux, des souvenirs de l’enfance n’ont pas le même sens à l’âge adulte, présent et passé coïncident quand le souvenir prend sens. « Le souvenir a la vertu de faire cesser l’angoisse de mort et donne le sentiment de l’immortalité » (Green, Diachronie en psychanalyse, p.173).  Cela rejoint la théorie du deuil de Freud : c’est après avoir retiré toute libido de l’objet d’amour perdu que sa disparition peut prendre sens. C’est après s’être investi dans un objet, que sa disparition fait trace et peut faire sens dans l’après-coup. Le statut éphémère de l’objet créé en séance d’art-thérapie « oblige » le sujet à se détacher d’un objet qu’il peut avoir investi. C’est une dynamique de deuil qui peut paraître douloureuse, mais qui permet de relancer le désir et, pour faire le lien avec Lacan « c’est aussi une volonté de création à partir de rien » (Lacan, Le Séminaire, Livre VII : L’éthique de la psychanalyse, p.251). Car l’investissement d’un objet ne peut avoir de sens que par sa perte. « Le souvenir est ce qui perdure au-delà de la mort des êtres » (Green, Diachronie en psychanalyse, p.172). 

Pour définir le temps du souvenir, il faut revenir à la définition du Kairos. Le Kairos est le moment de rencontre, le fait d’être disponible à tous les sujets, de prendre le temps avec chacun quel qu’il soit. C’est faire abstraction du temps social pour se concentrer sur le temps du sujet. Depuis mon statut de thérapeute, c’est moi qui ai à apprendre, je ne détiens aucun savoir, et personne n’a à apprendre de moi. Selon Lacan, l’inconscient ne connait pas le temps de l’horloge, le temps social, mais il a sa propre temporalité, son propre tempo : « L’inconscient [est] quelque chose de marqué par une pulsation temporelle » (Lacan, cité par Postel Vinay, La temporalité du sujet en art-thérapie, p.2).

Nous ne pouvons pas définir le Kairos sans le comparer au Chronos, au temps social, mesurable, quantitatif. Dans ces définitions de temps, le sujet n’apparaît pas. Chaque personne devient interchangeable. Selon Roland Gori, aujourd’hui le quantitatif prend le pas sur le qualitatif pour être rentable. « En privilégiant les seuls temps sociaux séparés des temps vécus, on peut tenter une synthèse entre les diverses approches et définir une temporalité sociale au singulier comme « catégorie collective intériorisée et objectivée ». Cette temporalité surplombante s’impose plus ou moins aux individus comme une sorte de norme opératoire permettant la coordination des actions et la mesure de leur durée (Elias, 1997) » (Dubar, Du temps aux temporalités, p.9).                 

Les objectifs quantitatifs ne laissent pas la possibilité de prendre le temps pour le sujet, de se consacrer totalement à lui. C’est pour cela que l’art-thérapie n’a pas d’objectif, et que le seul objectif de l’art-thérapeute est de proposer de l’art-thérapie. C’est la possibilité d’ouvrir un temps pour le sujet, qu’il puisse s’exprimer (étiologiquement « mettre hors de soi », CNRTL). « Demandez à quelqu’un de vous dire ce qu’est un escalier en colimaçon, vous le verrez se comporter car le dire est assez complexe. Il vous le mimera. Par contre, si vous lui dites que vous prendrez tout le temps qu’il faut pour l’écouter, et donc que vous aurez, vous-même, la patience du colimaçon, il prendra lui aussi, tout le temps qu’il faut pour le dire et développera sa pensée » (Royol, Au fil de l’éphémère, p.4).  Prendre le temps pour l’art-thérapeute, c’est se mettre en vacance psychique. Non pas se voir sur une plage de cocotiers mais bien ne pas laisser sa pensée se parasiter d’éléments extérieurs à cette rencontre avec un sujet singulier. C’est l’accueil de l’art-thérapeute, son écoute, son cadre, sa disponibilité psychique qui peut ouvrir au temps de l’art-thérapie, le temps du sujet. « Ce temps vécu […] impliquant diversement « l’arrivée de choses nouvelles » (Bessin, Bidart, Grosetti, 2010, ed. p.8) » (Dubar, Du temps aux temporalités, p.4).

 

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